J.O. 190 du 17 août 2004
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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 3 août 2004 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2004-503 DC
NOR : CSCL0407566X
LOI RELATIVE AUX LIBERTÉS
ET RESPONSABILITÉS LOCALES
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de déférer à votre examen, en application de l'article 61, alinéa 2 de la Constitution, la loi relative aux libertés et responsabilités locales.
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Sur le respect de l'article 49, alinéa 3,
de la Constitution
Aux termes du troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution, le Premier ministre engage la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale après délibération du conseil des ministres.
Cette condition procédurale est substantielle et vous vérifiez l'existence de la délibération en conseil des ministres en contrôlant le relevé de décisions dudit conseil (décision no 95-370 DC du 30 décembre 1995).
En l'espèce, la question doit vous être posée dans la mesure où les communiqués relatant les délibérations des conseils des ministres antérieurs à l'engagement de responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le texte critiqué sont totalement muets à cet égard.
Le doute est d'autant plus permis que les ministres du Gouvernement interrogés à la sortie du conseil des ministres ont déclaré ne pas savoir si une telle délibération avait été prise. Qu'en particulier, cette réponse publique fut celle du ministre chargé des relations avec le Parlement.
Une telle délibération ne pouvant être secrète ni prise en Conseil siégeant en formation restreinte, l'ignorance publiquement affichée par les membres du Gouvernement laisse logiquement penser que cette délibération n'est pas intervenue.
Dans une telle hypothèse, la censure radicale de la loi critiquée interviendra immanquablement.
Sur le contenu de la loi
Considérant les conditions d'adoption du texte critiqué, les auteurs de la saisine soumettent l'ensemble de la loi à votre contrôle. Les normes et principes constitutionnels invoqués ne purgent pas toutes les critiques qui auraient pu être développées au terme d'un débat complet, loyal et serein.
I. - Sur le principe d'égalité
S'agissant du principe d'égalité devant la loi, si le Conseil a validé le droit à l'expérimentation prévue par une loi organique, c'est sans préjudice du contrôle qu'il est amené à exercer au cas par cas sur les conditions de ces expérimentations.
Or le texte déféré comporte de nombreuses dispositions qui remettent en cause l'égalité des citoyens faute pour le législateur d'avoir défini, par des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques, l'encadrement des multiples expérimentations envisagées.
Sur le développement économique (art. 1er) :
L'existence d'un schéma régional de développement économique conditionne l'attribution par l'Etat à la région des aides que celui-ci met en oeuvre au profit des entreprises. Mais l'élaboration de ce schéma est soumise à une décision de l'Etat, accordée à titre expérimental pour une durée de cinq ans.
Dans le projet initial du Gouvernement, tout comme dans le texte adopté en première lecture au Sénat et à l'Assemblée nationale, chaque région disposait de la responsabilité d'élaborer un tel schéma. Dans le texte adopté, certaines régions seulement disposeront de cette possibilité. Mais les critères de choix de l'Etat ne sont pas autrement précisés.
De même si une convention définit les objectifs de cette expérimentation, il n'est pas autrement précisé la notion « d'autres collectivités ou leurs groupements ». S'agit-il de communautés urbaines, de communautés d'agglomérations ou de communautés de communes ayant choisi le taux unique de taxe professionnelle, ce qui témoigne d'une volonté forte en faveur du développement économique ou l'extension peut-elle se réaliser envers d'autres groupements à la volonté économique moins affirmée ?
Enfin l'intention selon laquelle « les conditions d'octroi des aides économiques peuvent être différentes de celles en vigueur au plan national » n'est pas autrement encadrée, ce qui aboutira à des inégalités de traitement.
Sur les fonds structurels européens (art. 44) :
Cet article concerne les fonds structurels européens. Alors que ces fonds sont, aujourd'hui, gérés au niveau régional par les services de l'Etat, cet article offre la possibilité de contourner les régions qui refusent l'expérimentation en accordant cette possibilité à « d'autres collectivités territoriales, à leurs groupements ou à un groupement d'intérêt public » sans plus de précision. Le fait que, plus loin, le texte parle de « collectivité retenue » montre que ce choix de la collectivité s'effectuera de manière discrétionnaire et arbitraire par l'Etat, y compris contre l'avis de la région. C'est ajouter à l'imprécision constitutionnelle la confusion financière et administrative, voire même la manipulation politique.
Sur la santé (art. 70) :
Cet article concerne la possibilité offerte à certaines régions de financer la réalisation d'équipements sanitaires, dans le cadre d'une expérimentation. Il appelle deux observations. La première concerne le choix des régions dont la candidature aura été retenue : aucune indication ne figure sur les critères de ce choix. La deuxième porte sur le contenu de la convention qui sera passée : là encore, l'absence de précision concernant le contenu de cette convention aboutira à des inégalités de traitement.
Sur l'enseignement primaire (art. 86) :
Cet article concerne l'expérimentation en matière d'établissements publics locaux d'enseignement primaire. Le texte, proposé en commission des lois de l'Assemblée nationale en seconde lecture, non discuté par suite de l'usage de l'article 49-3, modifié en commission mixte paritaire, n'a donc fait l'objet d'aucune discussion publique permettant d'éclaircir l'intention du législateur et du Gouvernement.
Le législateur ne saurait, sans méconnaître ses prérogatives, renvoyer à un décret en Conseil d'Etat les règles d'organisation qui ne sont pas plus précisément définies par la loi.
Sur le transfert des personnels TOS (art. 203) :
Cet article concerne le transfert des personnes TOS dans les départements d'outre-mer. Il pose, à son tour, le respect de l'égalité de traitement des diverses collectivités (et donc de leurs citoyens) devant la loi. Dès lors que « la situation particulière » n'est pas autrement précisée, on ne saurait s'appuyer sur le seul déséquilibre démographique alors que ce même déséquilibre peut être constaté dans d'autres départements métropolitains. Il est là aussi regrettable que les conditions particulières d'adoption de cet article n'aient pas permis de l'évoquer en séance publique, d'autant que le Gouvernement ne l'avait pas retenu dans le texte considéré comme adopté en deuxième lecture par l'Assemblée nationale.
II. - Sur la préservation des intérêts nationaux
Alors que l'article 72 de la Constitution souligne que le représentant de l'Etat « a la charge des intérêts nationaux », le présent texte organise dans plusieurs domaines essentiels l'effacement de l'Etat et, en conséquence, le non-respect de plusieurs exigences constitutionnelles.
Sur le contingent de l'Etat en matière de logement (art. 60) :
Cet article permet au représentant de l'Etat de déléguer au maire tout ou partie des réservations de logements dont il bénéficie envers les personnes prioritaires. Cette disposition, même facultative, est contraire au droit au logement, objectif de valeur constitutionnelle figurant dans le préambule de la Constitution de 1946, et réaffirmé par le Conseil dans sa décision no 94 359 DC du 19 janvier 1995. Elle est contraire à la jurisprudence du Conseil, quand il affirme que le droit au logement est une exigence d'intérêt national et qu'il en résulte qu'en ce domaine existe la prééminence de l'Etat sur les collectivités locales (décision no 90-274 DC du 29 mai 1990).
La censure sur ce point sera d'autant plus normale que le secrétaire d'Etat au logement - ancien rapporteur de ce texte en première lecture - a indiqué publiquement qu'il est et demeure opposé à ce renoncement de l'Etat à l'une de ses compétences des plus nécessaires à la cohésion sociale (Les Echos, 28 juillet 2004, « cafouillage gouvernemental sur le contingent préfectoral dans les HLM »).
Sur le fonds de solidarité pour le logement (art. 65) :
Le même dessaisissement de l'Etat en matière de logement des plus démunis se constate dans l'évolution du fonds de solidarité pour le logement. Jusqu'alors en vertu de la loi 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement, l'Etat participait au financement et aux fonctions de ce fonds. Désormais, ce ne sera plus le cas. Cette disposition est elle aussi contraire à la jurisprudence du Conseil selon laquelle le droit au logement est une exigence d'intérêt national où la prééminence de l'Etat doit être réaffirmée.
Sur le logement des étudiants (art. 66) :
On peut y ajouter cet article qui confie aux collectivités locales la réalisation des logements destinés aux étudiants, logements réservés aux étudiants disposant de faibles ressources. Là encore, la disposition des choix et des politiques locales, consécutives à la libre administration, va porter atteinte à la nécessaire solidarité de la Nation envers ces populations fragiles au sens du Préambule de 1946.
III. - Sur les principes de clarté, d'intelligibilité, d'accessibilité de la loi et le respect de l'article 34 de la Constitution
A l'occasion de sa récente décision sur l'autonomie financière des collectivités (décision no 2004-500 DC du 29 juillet 2004), le Conseil a rappelé avec force l'importance et la nécessité de ces principes.
Ils s'imposent d'autant plus en matière de décentralisation, que désormais l'organisation décentralisée de la République se double d'expérimentations locales.
En ne respectant pas strictement ces règles, le législateur expose le citoyen à ne plus savoir quelle collectivité exerce telle ou telle compétence, ce qui ne peut que l'amener à ne plus participer à la vie démocratique locale.
La loi déférée est particulièrement critiquable, en ce qu'elle ajoute à la complexité de l'organisation des pouvoirs publics et qu'elle comporte de nombreux articles qui manquent aux principes susindiqués, et qui présentent une rédaction imprécise et floue.
On citera quelques exemples :
- à l'article 18 (transfert de la voirie), les conditions du transfert ne sont pas suffisamment précisées, notamment il est fait référence à une « étude exhaustive » dont ne sont connus ni le responsable, ni la méthode, ni les effets juridiques ;
- à l'article 22 (routes à grande circulation), rien n'est dit sur les conditions selon lesquelles l'Etat peut s'opposer aux décisions des collectivités locales ; or, dans ce cas, il s'agira bien de contraindre les collectivités ;
- à l'article 28 (gestion des aérodromes), la nature et les catégories de collectivités aptes à assurer la gestion, l'aménagement, l'entretien des aérodromes ne sont pas précisées, alors qu'il s'agit de la sécurité des aéronefs et de leurs passagers ;
- à l'article 73 (financement des établissements privés de formation d'auxiliaires médicaux), les conditions de financement par la région des établissements privés de formation d'aides-soignants, d'auxiliaires de puériculture, d'ambulanciers et de techniciens de laboratoire d'analyses de biologie médicale ne sont pas suffisamment précisées ;
- à l'article 91 (conventions dans le domaine éducatif et culturel), il n'est pas non plus précisé la nature des personnes privées qui peuvent, dans le cadre d'un GIP, s'associer avec l'Etat et les collectivités territoriales pour la réalisation d'actions communes et de services dans le domaine éducatif et culturel. S'agira-t-il d'établissements d'enseignement privés, d'entreprises lucratives, d'institutions religieuses ?
- à l'article 163 (partage des pouvoirs de police du maire), il est prévu de faire éclater dans plusieurs domaines, dont celui particulièrement sensible de l'accueil des gens du voyage, le pouvoir de police du maire. Ce partage est particulièrement flou et compliqué et ses conditions tellement complexes que le citoyen ne saura plus qu'elle est l'autorité responsable. Ce partage va affaiblir le pouvoir des maires dans des domaines sensibles, mettant ainsi en cause la libre administration des collectivités territoriales.
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Par ces motifs, et tous autres à suppléer ou soulever même d'office, les auteurs de la saisine vous demandent de bien vouloir invalider les dispositions de la présente loi contraires à la Constitution.
Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 2004-503 DC.)